Quand la Grande Guerre éclate en 1914, Claude Monet, qui à soixante-quatorze ans, ne peut s’impliquer comme soldat dans le conflit, il va toutefois participer à sa manière a l’effort de guerre. En 1926, le poète et écrivain normand Edmond Spalikowski (1874-1951) publie dans La Dépêche de Rouen et de Normandie et dans Comœdia, des souvenirs sur la vie de Monet en Normandie1. L’auteur, mobilisé à l’hôpital auxiliaire 204, situé dans le château des Pénitents à Vernon, se souvient de ses nombreuses visites à Giverny. Il rapporte une anecdote concernant un pastel, offert par Monet comme gros lot d’une kermesse patriotique, qui ne fut pas attribué, tous les billets n’ayant pas trouvé preneur ; à la mort de Monet, le dessin est toujours en possession de l’Association des dames françaises qui avait organisé la loterie2. Dans son article, Spalikowski décrit assez précisément le « curieux » pastel, « représentant une route avec une ligne de peupliers dans le lointain, violemment éclairée par un rayon de soleil, malgré des nuages gris d’orage d’automne » (possiblement le Ciel orageux, )3.
Tandis qu’une profonde détresse atteint les combattants et qu’une gravité de plus en plus marquée gagne la population, les déclarations officielles portent un message clair de solidarité envers les combattants invalides. Une multitude d’œuvres caritatives et d’associations se forment afin de porter secours aux blessés : l’Œuvre des blessés au travail, l’Association nationale des mutilés de la guerre, l’Union des blessés de la face ou encore l’Association des mutilés des yeux. Trois femmes de renom vont solliciter Monet entre 1915 et 1917 : l’écrivaine américaine Edith Wharton (1862-1937), Rachel Kahn, née Élisabeth Dayre, épouse de Gustave Kahn (1859-1936)4 et Gabrielle Clémentel (1882-1970), née Baron, épouse d’Étienne Clémentel (1864-1936)5.
En 1916, en éditant The Book of the Homeless, Edith Wharton joue un rôle important dans l’effort de guerre . Wharton a vécu en France et, attristée par la réticence des États-Unis à s’engager dans la lutte européenne, elle décide de prendre la plume pour écrire inciter les États-Unis à entrer en guerre. Grâce à ses relations familiales et à sa célébrité grandissante, Wharton obtient l’autorisation de se rendre sur le front pour rejoindre les officiers et les généraux, dont beaucoup sont des amis de sa famille. Elle participe à la création des American Hostels for Refugees et, à la demande de la reine des Belges, organise le Children of Flanders Rescue Committee en 1915. La même année, Wharton lance un projet visant à produire un album commémoratif d’histoires originales, de poèmes, d’œuvres d’art réalisées par d’éminents écrivains et artistes contemporains. Monet est sollicité ; il offre généreusement un pastel, Le Plateau de Caux , et un dessin, Bateau sur la plage (D432), tous deux reproduits dans l’ouvrage et mis en vente à l’American Art Gallery à New York, le 25 janvier 19166. Le fruit de la vente des livres et des œuvres d’art était reversé à l’association engagée auprès des réfugiés.
En 1916 également, Monet répond aux sollicitations d’une autre femme engagée. Il s’agit de Rachel Kahn, l’épouse du critique d’art Gustave Kahn et présidente de l’Association de l’aide aux familles des prisonniers de guerre français et belges. Il lui offre pour sa tombola d’un pastel, Paysage, environs du Havre . Plusieurs lettres de Monet adressées à Bernheim-Jeune témoignent de cedon : « Cher ami. Je vous envoie un petit croquis au pastel pour l’Œuvre de l’aide aux familles des prisonniers de guerre7. » La loterie attribue le croquis à Paul Desachy, un sous-lieutenant à l’état-major de la 15e région, à Marseille8. En août, Monet écrit à l’heureux gagnant, désireux de lui apporter quelques précisions sur le « modeste pastel », qui ne « peut être daté de 78, mais bien de 68, et qui a dû être fait en Normandie aux environs du Havre »9.
Enfin, Gabrielle Clémentel, la femme d’Étienne Clémentel, qui fut maire de Riom de 1904 à 1936, décida de mettre ses relations et son argent au service du développement des soins hospitaliers . Au sortir de la guerre, œuvrant à la modernisation de l’hôpital de Riom qui compte alors trois cents lits, elle organise une vente de charité qui rapporte 10 000 francs à l’établissement. Le 2 avril 1916, Monet accepte de soutenir l’initiative et répond à la demande de Gabrielle en ces termes : « Madame. Je ne demande pas mieux que de participer à votre bonne œuvre et serais très heureux de vous être agréable ainsi qu’à Monsieur Clémentel, mais je ne fais jamais de dessins, ce n’est pas du tout mon affaire. Je ne puis donc que vous offrir un modeste croquis au pastel et j’ai grand peur que, pour la reproduction, cela ne complique bien les choses. Je vous prie donc de bien vouloir me faire savoir si la chose est possible ou non, et, dans ce dernier cas, je n’aurai d’autre moyen de me rendre utile qu’en vous offrant une très modeste esquisse peinte, qu’il vous sera sans doute facile de vendre au profit des orphelins des P.T.T. 10». La vente aura bien lieu car Monet se réjouit de son succès dans une lettre adressée à Étienne Clémentel, le 26 janvier 191811.
En 1926, Gabrielle participe à la vente des tableaux de la collection de son mari, soit cent cinquante toiles et aquarelles, lors d’une exposition à la galerie Bernheim-Jeune à Paris. Le fruit de la vente, soit 280 000 francs, est versé à l’hôpital de Riom. Étienne Clémentel, plusieurs fois ministre aux côtés de Georges Clemenceau, peintre et photographe, est l’ami d’Auguste Rodin et de Claude Monet.
Monet soutient également l’entreprise du peintre Lucien Simon (1861-1945) qui s’engage pour l’Œuvre du souvenir de la France à ses marins. De santé fragile, Simon, n’a pas participé directement à la guerre mais son fils Paul est fait prisonnier. En mai 1916, Monet demande aux Bernheim de montrer à Simon « un des deux pastels de la Tamise » qu’il leur a laissés « pour faire mettre sous verre », afin qu’il en choisisse un pour l’Œuvre du souvenir de la France à ses marins12. En 1917, Lucien Simon poursuit son engagement auprès des soldats. Alors qu’il effectue une mission sur le front pour dessiner ce dont il est témoin, il réalise une affiche pour financer une campagne de dons .
Tout au long de la guerre, les sollicitations se succèdent et Monet tente d’y faire bon accueil. En novembre 1916, il se réjouit de participer à la vente organisée par la galerie Georges Bernheim, à Paris, au profit de l’Œuvre du soldat blessé ou malade . Dès le jour de l’ouverture de l’exposition, il se dit satisfait des ventes mais se montre embarrassé quand on lui demande de livrer à nouveau « quelques-uns de ces pastels ». L’artiste précise qu’il lui en reste « fort peu, 15 à 20 tout au plus, et qu’il ne souhaite pas les vendre tous car « la guerre n’est hélas ! pas finie et que, certainement, il sera de nouveau fait appel aux artistes ». Un compromis est trouvé et Monet consent à « céder un petit nombre au prix minimum q’[il] avait demandé » 13. Mais un mois plus tard, quand le baron Henri de Rothschild lui demande un dessin pour une de ses œuvres de charité, Monet n’a rien de présentable à lui proposer et se demande s’il pourrait « offrir un croquis au pastel qui serait préalablement fixé14 ». Après quelques mois de recherches infructueuses, il ne peut répondre à la demande du baron15. Ce refus semble affecter Monet puisque l’année suivante, il fait mettre de côté chez son marchand Bernheim-Jeune trois pastels pour des œuvres de charité « qui ne manqueront pas de se produire16 ».
Edmond Spalikowski, « Cl. Monet pendant la guerre », La Dépêche de Rouen et de Normandie, 10 décembre 1926 ; « Un pastel de Cl. Monet », La Dépêche de Rouen et de Normandie, 22 décembre 1926 ; « Souvenirs . Lorsque Cl. Monet travaillait en Normandie », Comœdia, 23 décembre 1926, synthèse des deux textes précédents. ↩︎
Id. ↩︎
Edmond Spalikowski, « Cl. Monet pendant la guerre », La Dépêche de Rouen et de Normandie, 10 décembre 1926. ↩︎
Gustave Kahn (1859-1936), écrivain symboliste et critique d’art, chef du secrétariat particulier de Marcel Sembat, ministre des Travaux publics. Il écrit de nombreux articles pour le Mercure de France et la Gazette des beaux-arts : G. Kahn, « L’Exposition Cl. Monet », Gazette des beaux-arts, juillet 1904, p. 82-88. ↩︎
Étienne Clémentel hérite en 1915 du ministère du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télégraphes. En décembre 1916, il adjoint à ces fonctions la charge de l’Agriculture et du Travail. ↩︎
« Drawings, Paintings, Manuscripts…for the Benefit of American Hostels for Refugees and the Children of Flanders Rescue Committee », New York, American Art Galleries, 25 janvier 1916, no 39. ↩︎
Lettre 2174, archives Bernheim-Jeune. ↩︎
Gustave Kahn à Paul Desachy, 20 mai 1916 : « Vous avez une veine énorme. Vous gagnez le petit pastel de Monet. Faut-il vous l’envoyer à Marseille… », dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. V, New York, Wildenstein Institute, 1991, p. 219, pièce justificative 352. ↩︎
Claude Monet à Paul Desachy, 26 août 1916, dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne, La Bibliotheque des arts, 1985, p. 394, lettre 2191. ↩︎
Claude Monet à Mme É. Clémentel, Giverny, 2 avril 1916, ibid., p. 393, lettre 2176. ↩︎
Claude Monet à Étienne Clémentel, Giverny, 26 janvier 1918, ibid., p. 399, lettre 2260. ↩︎
Claude Monet à G. ou J. Bernheim, Giverny, 9 mai 1916, ibid., p. 394, lettre 2181. ↩︎
Claude Monet à [galerie Bernheim], 28 novembre 1916, ibid., p. 395, lettre 2204. ↩︎
Claude Monet à Henri de Rothschild, Giverny, 23 décembre 1916, ibid., p. 395, lettre 2209. ↩︎
Id., Giverny, 8 février 1917, ibid., p. 396, lettre 2214. ↩︎
Claude Monet à G. ou J. Bernheim, Giverny, 26 novembre 1917, ibid., p. 398, lettre 2253 et p. 399, lettre 2256. ↩︎
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