Les vues de Londres constituent une série importante – vingt-huit pastels se situant en février 1900 et de fin janvier 1901 aux premiers jours de février de la même année, avec quelques reprises possibles dans les semaines suivantes1. Dans l’attente de ses bagages, Monet s’essaie au pastel pour constater bientôt que c’est là une technique rapide et efficace dont ses toiles vont pouvoir bénéficier. Le 13 février 1900, il se rend donc à l’hôpital Saint-Thomas pour « faire des croquis » sur le motif. Depuis la rive sud, l’artiste surplombe la Tamise et les chambres du Parlement. Sept pastels pourraient avoir été réalisés depuis ce point de vue2. En 1901, les pastels sont exécutés depuis l’hôtel Savoy où Monet réside. Depuis l’établissement situé dans le centre-ville, Monet peut contempler le paysage industriel de la rive nord de la Tamise. En regardant vers l’est, il admire les arches de pierre de l’ancien pont de Waterloo, surmonté de sa foule de piétons et de son trafic aux heures de pointe ; en se tournant vers l’ouest, il voit la structure moderne en acier du pont de chemin de fer de Charing Cross. Ces deux séries viennent compléter les études de bateaux dans le brouillard de 19003. Monet, ayant déjà peint ces sujets à de nombreuses reprises en 1899 et 1900 et prévoyant de retourner rapidement à ses toiles, n’a guère cherché à explorer dans ses pastels de nouveaux motifs.
Le vendredi 25 janvier 1901, à peine arrivé à Londres pour sa troisième visite, Monet découvre que ses toiles et son matériel ne sont pas encore livrés. Dans l’incapacité de travailler ses peintures, Monet explique à Alice qu’il a « beau faire quelques croquis au pastel », cela n’avance pas et le temps change en permanence4. Après un temps splendide, il s’est mis à pleuvoir abondamment et Monet « continue à essayer » le pastel5. Reconnaissant qu’il a perdu l’habitude de travailler ce médium, Monet considère que ces études au pastel « sont comme des exercices » d’observation sur le terrain qui pourront lui rendre service dans l’élaboration de ses peintures6. Une fois son matériel arrivé, Monet se consacre à sa peinture et concède presque immédiatement que les choses se sont bien passées « grâce à [s]es pastels faits à la hâte », ce qui lui a permis de voir rapidement ce qu’il avait à faire7. Fin mars, alors qu’il souffre d’une pleurésie qui le garde au lit, Monet dessine encore au pastel afin de se « désennuyer »8. Ensuite la correspondance ne fait plus mention de ses croquis au pastel, la peinture occupant désormais tout son temps.
Depuis la fenêtre de sa chambre à l’hôtel Savoy, Monet observe, en se tournant vers l’ouest, le pont de chemin de fer de Charing Cross, construit en 1863 d’après les plans de l’architecte Sir John Hawkshaw (1811-1891). Sept pastels autour de ce motif laissent apparaître le tablier rectiligne du pont qui sépare horizontalement le ciel brumeux et les eaux de la Tamise9. Dans cette série, le chemin de fer et la silhouette fantomatique du Parlement sur la droite - visible dans deux des pastels titrés Charing Cross Bridge ( et CMX29R), sont noyés dans la brume. Les trains qui passent sur le pont sont invisibles et seule la fumée qu’ils laissent sur leur passage marque leur présence. Les fumées et le brouillard, de densités différentes, se mêlent aux douces lumières nacrées.
Ces pastels qui ne prétendent pas à l’originalité thématique, reprennent assez précisément la composition de certaines toiles exécutées précédemment10. C’est le cas pour Charing Cross Bridge (Fig. 1), par exemple, qui reprend l’une des premières huiles de la série . Dans ( ), Monet rapproche la structure du pont de Charing Cross du bord supérieur du papier et l’a représenté avec plus de précision que dans les autres pastels de la série. L’étendue aqueuse, aux inflexions subtiles, rose perle et grise, rivalise avec le pont. Ce pastel avec sa ligne d’horizon haute, soit un tiers pour le ciel et deux tiers pour les eaux de la Tamise scindés par l’horizontale bien marquée du pont de fer, est organisé selon le même schéma que les peintures W1549-1552a. De même, les peintures W1521-1530 (Fig. 2, et ), dans leur organisation formelle et leurs motifs – le pont, l’amorce du quai sur la droite, les barques en diagonales, les deux verticales des tours du parlement au second plan – seront repris dans le pastel Charing Cross Bridge (cmearj).
Si chacun de ces croquis au pastel permet à l’artiste de repérer les grandes lignes de sa composition, les effets de lumière et de couleurs peuvent ensuite être réutilisés dans ses peintures, parfois de manière aléatoire. Les lumières sur les eaux de la Tamise, qui sont le sujet principal des trois pastels11, sont déjà présentes dans les peintures W1548 et W1549. Ce qui est intéressant, c’est que Monet n’hésite pas à reprendre les effets lumineux de ses pastels de Charing Cross pour les inscrire dans ces peintures de Waterloo Bridge. Ces expériences visuelles, sans cesse modifiées par de légers changements de temps, de lumière et la pollution des usines londoniennes, exercent une grande fascination sur l’artiste. En 1904, travaillant dans son atelier de Giverny, Monet achève trente-sept toiles pour l’exposition organisée par Durand-Ruel la même année. Dans la préface du catalogue, Octave Mirbeau évoque avec beaucoup de poésie ces vues de Charing Cross : « Sur le pont […] les trains se succèdent, se croisent, mêlant leurs fumées contrariées, qui ondulent, se rejoignent, s’évanouissent dans l’air et sur le fleuve. Oh ! ces fumées, la vie, la souplesse mouvante, l’impondérable dispersion de ces fumées 12! »
Parmi les trois motifs londoniens, la série de Waterloo Bridge constitue, en peinture et au pastel, le groupe le plus important13. Monet exécute dix-sept croquis du pont de pierre14 et quarante toiles (W1555-1595). Cet intérêt particulier pour Waterloo s’explique par le fait qu’au même moment, en dehors des pastels, l’artiste « ne travaille qu’au pont de Waterloo, une dizaine de toiles15 ». Le motif du pont de Waterloo revisite un paysage déjà exploré par l’artiste lors de l’exil londonien de 1871. À ce moment-là, le pont apparaît à l’arrière-plan des trois toiles que Monet exécute depuis le Victoria Embankment (W166-168).
En 1901, cependant, l’intérêt de Monet s’est concentré sur l’architecture du pont et l’atmosphère lumineuse sur le fleuve. Les lourdes piles de pierre et les voussoirs profonds et sombres l’inspirent manifestement. Au second plan du pont de Waterloo, des cheminées d’usines fumantes et des entrepôts émergent du brouillard. Sur quelques pastels, des bateaux glissent doucement sur le fleuve16. Le brouillard reste toutefois le véritable sujet de la scène : les couleurs se fondent dans une couche grise et poussiéreuse, recréant la sensation humide et dense d’une journée brumeuse. Sur le pont, un flux énergique de petites touches sombres traduit parfois l’agitation d’une foule en train de se déplacer . La plupart de ses croquis de Waterloo, comme ses toiles, sont construits selon le schéma observé en CM8FI0 (Fig. 3) : un tiers pour le ciel, deux tiers pour le pont et les eaux de la Tamise. Seule exception, dans Waterloo Bridge, les barques sur la Tamise, qui est d’ailleurs daté de 1902, la structure du pont est rejetée dans la partie supérieure de la feuille . La date apposée suggère que Monet a pu occasionnellement reprendre quelques croquis, tout comme ses peintures, pour les affiner et les modifier après son retour à Giverny. Il semble avoir commencé un certain nombre de ses feuilles londoniennes, en dessinant d’abord les formes principales avec des lignes relativement nettes, puis en apposant des touches successives de pastel coloré au fur et à mesure qu’il développait son « effet ».
En dehors de quelques pastels qui sont restés dans sa collection17, de nombreux pastels de Londres sont vendus ou offert par l’artiste. Le Charing Cross Bridge (CMEARJ) est dédicacé à un camarade recontré durant son service militaire en Algérie, un certain J. Massé « jeune chasseur d’Afrique », ainsi que le mentionne l’inscription. Le Charing Cross Bridge, brouillard (CMJV8S) est un don de l’artiste à Henry Dauberville (1907-1988) en 1916. Charing Cross Bridge, effet de soleil dans la brume (CMSP9N) a appartenu à un certain Parisien nommé Picard et La Tamise (CMBZ3M), au collectionneur et critique d’art Thadée Natanson (1858-1951). Waterloo Bridge (CM7CF5) est offert par Monet à son ami Sacha Guitry (1885-1957), vraisemblablement afin de le remercier du film documentaire que celui-ci a réalisé à Giverny, en 191518. En mai 1926, Monet offre au peintre André Barbier (1883-1970) trois de ses pastels dont Waterloo Bridge, les barques sur la Tamise (CMF6R5).
Claude Monet à Alice Monet, 13 février 1900 : « Excuse ces courtes lignes, je vais à l’hôpital faire des croquis », dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne et Paris, La Bibliothèque des arts, 1985, p. 342, lettre 1506 ; ibid., p. 350-351, lettres 1588-1591, 1595 et p. 358, lettre 1627. ↩︎
Voir La Tamise (CM5RE0), Charing Cross Bridge, brouillard (CMJV8S), La Tamise (CMBZ3M), Bateaux sur la Tamise (CM648I), La Tamise dans le brouillard (CM9HIF), Bateaux sur la Tamise (CMRJZ9) et Bateau sur la Tamise, effet de brume (CMUPM0). ↩︎
À ces deux ensembles s’ajoutent quelques études de bateaux dans le brouillard de localisation plus incertaine. Voir Please check the id in your shortcode (CM648I) La Tamise dans le brouillard(CM9HIF), Bateaux sur la Tamise (CMRJZ9), et Bateau sur la Tamise, effet de brume (CMUPM0). ↩︎
Claude Monet à Alice Monet, 26 janvier 1901, dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne et Paris, La Bibliothèque des arts, 1985, p. 350, lettre 1588. ↩︎
Id., 27 janvier 1901, ibid., p. 350, lettre 1589. ↩︎
Id., 28 janvier 1901, ibid., p. 350, lettre 1590. ↩︎
Id., 2 mars 1901, ibid., p. 351, lettre 1591. ↩︎
Id., 24 mars 1901, ibid., p. 358 lettre 1627. ↩︎
Voir Charing Cross Bridge (CM8FI0), Charing Cross Bridge (CMEARJ), Charing Cross Bridge (CMX29R), Charing Cross Bridge, effet de soleil dans la brume (CMSP9N), Charing Cross Bridge, brouillard (CMJV8s), La Tamise (CMBZ3M), La Tamise (CM5RE0) ↩︎
Daniel Wildenstein, Claude Monet. Catalogue raisonné, t. III, Paris et Cologne, Wildenstein Institute et Taschen, 1996, p. 650–651. ↩︎
Charing Cross Bridge, effet de soleil dans la brume (CMSP9N), Charing Cross Bridge, brouillard (CMJV8S), La Tamise(CMBZ3M). ↩︎
Octave Mirbeau, Claude Monet. Vues de la Tamise à Londres, Paris, galerie Durand-Ruel, 1904, p. 6. ↩︎
Daniel Wildenstein, Claude Monet. Catalogue raisonné, t. III, Paris et Cologne, Wildenstein Institute et Taschen, 1996, nos 1555-1595, p. 673-699. ↩︎
Voir les pastels documentés comme Waterloo Bridge, 1900 ou 1901: CMYAWF, CM7NHH, CMUQ30, CMML95, CMV0EZ, CMU6MA, CMZEP5, CMIUDV, CMZ9MF, CM7CF5, CM15BM, CM46CF, CMZQVC, CMYXWH, CM4ZCZ
et Waterloo Bridge, brouillard (CMVBDI) et Waterloo Bridge, les barques sur la Tamise (CMF6R5). ↩︎
Claude Monet à Alice Monet, 4 février 1901, dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne et Paris, La Bibliothèque des arts, 1985, p. 351, lettre 1595. ↩︎
Notamment en Waterloo Bridge, brouillard (CMVBDI), Waterloo Bridge, les barques sur la Tamise (CMF6R5), Waterloo Bridge (CMYXWH) et Waterloo Bridge (CMF6R5). ↩︎
Voir Charing Cross Bridge (CM8FI0), Charing Cross Bridge (CMX29R), Waterloo Bridge (CMV0EZ), Waterloo Bridge (CMIUDV), Waterloo Bridge, brouillard (CMVBDI), Bateaux sur la Tamise (CM648I), Waterloo Bridge, les barques sur la Tamise(CMF6R5), et Bateaux sur la Tamise (CMRJZ9). ↩︎
Sacha Guitry, Ceux de chez nous. Monet à Giverny, 1915, film documentaire muet en noir et blanc, 22’. ↩︎
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