Le corpus actuel des pastels normands comprend quatre-vingt-un feuillets (dont deux recto verso). Ce sont pour la majorité des paysages ruraux et côtiers, situés dans un rayon de 80 km autour du Havre et de l’estuaire de la Seine, auxquels viennent s’ajouter six portraits de famille1, deux croquis d’enfants2, une vache3 et deux scènes d’intérieur4. C’est en Normandie que Monet fait ses premiers pas d’artiste, dans un territoire auquel il est resté fidèle toute sa vie. Il y a donc parmi ces pastels de très nombreuses représentations du Havre, de Sainte-Adresse et des environs (quarante-cinq), notamment une série d’études de ciels sur le plateau de Caux (voir « Études de ciels sur la plaine. Une première série au pastel »), très inspirés par le travail de son maître le peintre Eugène Boudin (1824-1898). Il y a quelques pastels de Honfleur (CM5W31 et ) et d’Yport5, une douzaine de pastels sur la baie d’Étretat, évoquant le premier séjour avec Camille et leur fils Jean en 18686 et le second séjour avec Alice et ses rencontres avec des amis et mécènes, tels que Jean-Baptiste Faure (1830-1914) ou Guy de Maupassant (1850-1893) en 18857. En l’absence de titres précis et faute de lien avec des tableaux connus, plusieurs séries d’études de ciels, de nuages, de soleils couchants avec ou sans mer, plusieurs paysages isolés ne peuvent être précisément localisés.
Ces sujets normands appartiennent à deux périodes, la première centrée sur les années 1860, la seconde durant les années 1880. Alors qu’il est étudiant à Paris et aspire ardemment à exposer au Salon, Monet retourne fréquemment au Havre, où vivent encore certains membres de sa famille comme son père et sa tante Marie Jeanne Lecadre. Il séjourne notamment à Honfleur en 1864 et 1866, à Trouville en 1865, à Sainte-Adresse en 1864, 1865 et 1867, ainsi qu’au Havre et à Étretat en 1868. C’est au cours de ces années d’intense créativité que Monet exécute la grande majorité de ses pastels dont certains sont présentés sous l’appellation de « croquis » à l’exposition impressionniste de 1874. Un certain nombre de pastels de Monet peuvent être localisés entre Honfleur, Le Havre et Étretat et être rattachés à des peintures datées. Un petit groupe de pastels qui sont des études de la plage et des falaises de la Hève à Sainte-Adresse, vers 1863-1864 (dont )8, ont inspiré certaines peintures contemporaines comme La Pointe de la Hève à marée basse , que Monet présente au Salon de 1865. Plusieurs études de bateaux comme La Jetée du Havre et voiliers , par exemple, ont un principe de composition déjà présent dans certaines feuilles des deux premiers carnets de dessin de 1856. Une des vignettes est une vue caractéristique de la jetée et du phare du Havre, qui se trouve également au verso de le pastel Étude de ciel (cmktvd), récemment redécouverte. Ce motif est repris en peinture dans une grande composition, La Jetée du Havre (W109), refusée au Salon de 1868. Par ces études de bateaux, ce pastel peut également être rapproché des Bateaux de pêche (CM6VQA), de Au large (cm2eiu) et de Honfleur, voiliers et vapeurs (CMLWB2), ce dernier pastel offert par Monet à son ami Emmanuel Chabrier (1841-1894).
Au-delà de cette région côtière et de ses motifs marins, un groupe de pastels prend pour cadre l’arrière-pays normand, ses paysages bucoliques et ses habitations pittoresques. Arbres fruitiers (cmxfeu) est caractéristique des œuvres exécutées près de la ferme Saint-Siméon par Boudin. Le pastel représente un verger d’arbres chargés de pommes, absorbant la lumière douce de la fin de l’été, qui peut être daté des dernières semaines de son séjour dans la région de Honfleur, avant son retour à Paris à la fin de l’été 1864. De la même période, Ferme normande sous les arbres (cmtel2) est offerte par Monet à une connaissance de Giverny, le comte Jacques de La Lombardière (1882-1958) en 1913. Les Trois Vaches à la pâture rappellent que le travail du jeune artiste semble inséparable des motifs normands de Boudin. En effet, les vergers verdoyants, les animaux de ferme et les études de ciels, « beautés météorologiques » admirées par Charles Baudelaire (1821-1867) sont des sujets que l’on retrouve chez Monet. Celui-ci acquiert d’ailleurs deux pastels de Boudin, Sur la plage , un pastel vivement coloré et Le Phare , représentant le rivage normand.
Au cours des années 1880, Monet reste encore proche de Paris, peignant le plus souvent à Argenteuil et à Vétheuil, mais aussi sur la côte normande aux environs de Dieppe. Aucun des sites peints en région parisienne n’a fourni de sujets pour de nouveaux pastels, bien que deux feuilles, l’une appartenant à ce corpus, Bord de Seine à Bougival (cmx5mr), et l’autre Paysage, bord de la Seine, près de Jeufosse (cmjlzx) aient été exécutées à proximité9. Durant cette période, Monet découvre la Méditerranée à Antibes, Menton et Bordighera, tout en poursuivant ses séjours en Normandie. En 1883, il s’installe dans la maison du Pressoir, à Giverny, avant de l’acquérir dix ans plus tard. Le peintre construit alors une relation nouvelle au territoire ; abandonnant progressivement ses campagnes de peinture dans les paysages normands, il restreint ses motifs à un espace plastique qui se situe au cœur même de son jardin. Monet utilise à nouveau le pastel et réalise plusieurs portraits des enfants de sa compagne Alice Hoschedé et de son fils cadet Michel (cmabsp, cmhiux, cm9p3z et cmkurt). De manière assez surprenante et qui présage certainement de certaines lacunes et donc de nouvelles découvertes à venir, seulement deux feuilles, Chemin creux, effet de lumière (cmbrdh) et Chemin creux, Pourville (cmpkvs) ont été exécutées au même moment que les peintures réalisées lors d’un voyage sur la côte, à Pourville et Varengeville, en 1882 (W801 et W760-763). À Étretat, en 1885, Monet se remet au pastel, poursuivant à quinze ans d’intervalle les recherches entreprises sur ce site. La preuve la plus incontestable de ce retour aux sources est fournie par un pastel comme Étretat, le cap d’Antifer (cmzse6) qui correspond à un tableau daté de 1885 (W1039). Dans Étretat, l’Aiguille et la porte d’Aval (cmoodj) ou Étretat, la Manneporte à marée basse (cmfejs), le langage pictural de Monet s’affirme et ses croquis au pastel attestent d’une hardiesse renouvelée.
De nombreux pastels sont sans répliques parmi les toiles, mais dans certain cas, Monet semble y avoir eu recours en tant qu’étude préliminaire à une peinture10. C’est le cas du pastel du Museum of Fine Arts de Boston , qui correspond étroitement à la zone centrale du ciel dans le tableau Remorquage d’un bateau, Honfleur de 1864 . Le pastel qui peut être appliqué avec une extrême rapidité et capter les effets naturels les plus fugitifs, est ainsi une étape majeure dans le processus de création. Très ambitieux, ce pastel qui semble bien être une étude sur le terrain, se rapproche de la spontanéité des études de ciel de Boudin à la même époque. Un autre pastel, Sainte-Adresse, la pointe de la Hève , a été exécuté dans un lieu que l’artiste affectionne tout particulièrement et qu’il choisit comme sujet de son premier tableau de Salon en 1865 (Fig. 3). Le pastel Sainte-Adresse, vue sur l’estuaire (cm4foj) peut être rapproché de Promeneurs sur la falaise de Sainte-Adresse , peinture de 1867 dans laquelle Monet reprend le même paysage en le complétant de quelques repères architecturaux et en l’animant d’une figure de promeneur solitaire. L’artiste opère de la même manière avec le pastel Étretat, falaise d’Aval, gros temps (CM0IE5) qui correspond très précisément au paysage de Grosse mer à Étretat . Dans la peinture, plusieurs silhouettes au premier plan ont été rajoutées par Monet, vraisemblablement afin de traduire l’échelle du paysage. Par son sujet, Chemin creux, Pourville (cmpkvs) pourrait également être une étude pour la peinture Pins à Varengeville , exécutée en 1882. Pour Étretat, le cap d’Antifer (cmzse6), il semble que cela soit quelque peu différent. Monet a exécuté au crayon un premier repérage des grandes lignes de son paysage, les falaises du val d’Antifer et la cabane du douanier (D257). Puis après ce premier dessin, il exécute le croquis au pastel qui est très abouti, à la fois dans ses lignes et dans ses couleurs, pour en proposer une version unique en peinture, Le Val d’Antifer . Comme le note Daniel Wildenstein dans le tome V du catalogue raisonné, ce pastel n’est ni une étude préparatoire pour la peinture ni un exercice d’après la peinture mais bien une œuvre à part entière.
L’installation à Giverny signe l’abandon de cette technique. Le jardin créé par l’artiste, devient le sujet principal de ses peintures et fait basculer l’œuvre de Monet vers une échelle monumentale. C’est seulement lors de ses déplacements à Londres, entre 1899 et 1902, qu’il réintroduit le médium dans son processus de création. En 1901, tout juste arrivé dans la capitale anglaise et dans l’attente de ses toiles, Monet se confronte à nouveau aux motifs emblématiques abordés précédemment, mais cette fois-ci dans une série à part entière au pastel. Si Monet abandonne la technique du pastel à Giverny, on retrouve dans ses vastes compositions à l’huile, à la fois le flou atmosphérique de ses premières séries de ciels au pastel, ainsi que les strates superposées de couleurs et l’enchevêtrement linéaire du motif. Enfin, l’aspect général de ses grandes compositions peintes des « Nymphéas » n’est pas sans évoquer le frottement des couleurs au pastel sur une feuille et la matité même de ce médium.
La Couseuse au corsage rouge (cm7cvv), La Couseuse au corsage rouge (contre-épreuve) (CMYKUA), Les Quatre Enfants Hoschedé : Jacques, Suzanne, Blanche et Germaine (cmabsp), Germaine Hoschedé, enfant (CMHIUX), Michel Monet et Jean-Pierre Hoschedé (cm9p3z), et Portrait de Suzanne Hoschedé avec son chien (cmkurt). ↩︎
Croquis d’enfants (CML9ZA) et Croquis d’enfants (cmz1ck). ↩︎
L’Atelier au chat (cmgs9j) et Chat endormi sur un lit (CMB4QX) ↩︎
Yport (cmdxsf), Yport, les grottes (cm92nd), Yport, la nuit (cmmhpb) et Yport, la nuit (CMK0G3). ↩︎
Étretat, l’église Notre-Dame (CMS6GQ), Étretat, falaise d’Aval, gros temps (CM0IE5), Étretat, falaise d’Amont, gros temps (CM0M9W), Étretat, le Perrey et la porte d’Amont (cm2ji8) et Étretat, caloges et caïques (CMY842). ↩︎
Étretat, l’Aiguille et la falaise d’Aval (CM58B7) et Étretat, l’Aiguille et la porte d’Aval, soleil couchant (cmxhps), Étretat, l’Aiguille et la porte d’Aval (cmoodj), Étretat, la Manneporte à marée basse (cmfejs) et Étretat, le cap d’Antifer (cmzse6). ↩︎
Sainte-Adresse, la pointe de la Hève (cmu2mf), Sainte-Adresse, la cabane d’Alphonse Karr (cm27z4), Sainte-Adresse, vue sur l’estuaire (cm4foj), Sainte-Adresse, vue sur Le Havre (cm5qwb) et Sainte-Adresse, vue sur le Perrey (cmoa8n). ↩︎
Voir cat. exp. The Unknown Monet. Pastels and Drawings (Londres, Royal Academy of Arts ; Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute), sous la dir. de James A. Ganz et Richard Kendall, Williamstown et New Haven, Sterling and Francine Clark Art Institute et Yale University Press, 2007, no 127, p. 127, 145, 302 (ill. p. 144, titré Bank of the Seine, collection particulière) ; le pastel a été exposé uniquement à Williamstown. ↩︎
Voir à ce sujet James A. Ganz et Richard Kendall (dir.), cat. exp. The Unknown Monet. Pastel And Drawings, Williamstown et New Haven, Sterling and Francine Clark Art Institute et Yale University Press, 2007. ↩︎
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