Conservé par une même famille havraise pendant près d’un siècle, ce pastel a gardé toute la fraîcheur de ses tons délicats. Dès 1863, Monet quitte l’atelier parisien de Gleyre afin de retrouver la Normandie et ses paysages. Dans ce pastel, Monet se trouve au Havre, sur le Perrey, l’ancien quartier des pêcheurs, situé non loin de l’entrée du port. L’artiste exprime une maîtrise étonnante des jeux de lumière et une volonté de créer une œuvre aboutie et autonome. Jouant avec le grain et la couleur du papier laissé en réserve, Monet élabore sa composition par un jeu subtil de diagonales. Il alterne l’emploi de couleurs chaudes et froides mettant en valeur le bleu du ciel qui se reflète dans le miroir de l’eau immobile. Comme en témoigne le dessin qui ouvre le premier carnet de 1856 (D1), c’est en ce lieu que Monet, probablement encouragé par les conseils d’Eugène Boudin (1824-1898), fait ses premières armes dans le paysage. Que de chemin parcouru depuis ce premier dessin au trait noir, précis et topographique !
Le site a été dessiné, peint et photographié par de nombreux artistes. Dès 1856, Gustave Le Gray (1820-1884) de passage au Havre, fait deux clichés de la plage avec le quartier du Perrey notamment Les Galets, plage de Sainte-Adresse dont le cadrage très similaire est toutefois un peu plus large que celui de Monet . Eugène Boudin et Johan Barthold Jongkind (1819-1891) travaillent également sur les lieux durant les années 1860. En 1816, le Perrey, occupé jusqu’alors par les pêcheurs et les ramasseurs de galets, voit s’implanter les chantiers de construction navale Augustin Normand. Dès lors, Le Havre devient un centre d’innovations dans le domaine de la construction navale. Toutes les catégories de navires y sont façonnées chaque année : du voilier au paquebot, du yacht au remorqueur, et jusqu’au torpilleur pour les marines française et étrangères. Monet représente les chantiers Augustin Normand par une masse sombre horizontale dominée par une cheminée fumante. Une observation plus fine permet de discerner la forme triangulaire des toits des trois hangars de construction frappés d’alignement. L’accès à la mer se faisait grâce à des ponts mobiles qui permettaient aux navires sortant des chantiers de disposer d’un accès direct au rivage.
La tradition familiale veut que ce dessin ait été acquis directement auprès de Monet par le Havrais Émile Billard (1852-1930). Navigateur chevronné, Billard est champion olympique de voile en épreuve de 10-20 tonneaux aux Jeux olympiques d’été de 1900. À l’origine, les embarcations sont réparties en catégories en fonction de la taille des bateaux : les courses pour les bateaux de moins de dix tonneaux, répartis en cinq catégories, ont lieu sur le plan d’eau du Cercle de la voile de Paris sur la Seine et les courses pour les voiliers plus gros, répartis en deux catégories, sont organisées par la Société des régates du Havre et ont lieu en mer. Alors que les épreuves de voile font leurs débuts au sein des Jeux, Billard, sur son bateau L’Estérel, remporte la médaille d’or inaugurant cette nouvelle discipline olympique. Rien d’étonnant donc que l’amateur havrais se soit intéressé à ce pastel de Monet. Sa collection comprenait un autre pastel de l’artiste, Sainte-Adresse, la pointe de la Hève (cmu2mf), ainsi que plusieurs peintures de Gustave Caillebotte (1848-1894). C’est probablement lors d’une de ces régates que Caillebotte fait la connaissance de Billard avec lequel il partage la même passion pour les voiliers de course. Caillebotte lui offre quatre de ses peintures en 1893, dont Navires dans un bassin, Le Havre (musée national Zabana, Oran).
La récente découverte, au dos de la feuille, d’une vache esquissée au crayon noir, a permis d’affiner la datation de l’œuvre . Celle-ci correspond en tout point à la vache représentée par Monet dans Vaches à l’étable (D413), probable étude préparatoire pour le tableau Cour de ferme en Normandie de 1863 (W16). Le motif de la vache à la pâture, isolée ou en troupeaux, est décliné dans trois pastels: Vache à la pâture (cm36tk), La Fermière et les vaches normandes (CM2E91) et Les Trois Vaches à la pâture (CMG2HV). Il témoigne là aussi de l’admiration de Monet pour l’œuvre de son maître Eugène Boudin, dont il conserva toute sa vie un pastel accroché comme seul ornement dans sa chambre de Giverny.
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