Claude Monet a beaucoup voyagé tout au long de sa vie ; il s’est rendu en Angleterre, en Hollande, en Italie et en Norvège ; il a peint Londres et Venise, la côte atlantique et la Méditerranée. En France, il a séjourné à Honfleur et Trouville, Argenteuil et Vétheuil, peint les falaises escarpées de Varengeville et de Belle-Ile-en-Mer, la côte méridionale d’Antibes à Menton, ainsi que la vallée de la Creuse. Artiste de la modernité et de la ville, il a peint les gares et les Grands Boulevards parisiens, Big Ben et le parlement de Londres, les canaux d’Amsterdam et de Venise, l’église de Vernon et la cathédrale de Rouen, revenant parfois en série sur ces motifs. Pourtant, dans l’ensemble des pastels qui nous sont parvenus, la grande majorité de ces sites sont totalement absents. L’utilisation du pastel comme moyen d’exploration géographique semble se limiter à deux lieux principaux, la Normandie et Londres. En décembre 2023, le catalogue raisonné inclut cent dix feuilles, exécutées entre 1861 et 1902. Ce corpus comprend deux grands ensembles : quatre-vingt-un pastels exécutés en Normandie entre 1861 et 1890, regroupant un petit ensemble de huit portraits de famille et deux scènes d’intérieur au chat, et vingt-huit pastels de Londres, exécuté en février 1900, entre fin janvier-début février 1901 et en 1902. Enfin, quelques feuilles isolées ont été exécutées en région parisienne, Torrent et rochers dans la forêt (CM6VPP), en 1861, Paysage, bord de la Seine, près de Jeufosse (cmjlzx) ou Crépuscule sur le fjord près de Christiania (CMOR1M), lors d’un séjour en Norvège, en 18851. L’étude des pastels de Monet repose sur plusieurs critères que sont d’une part les dates avérées inscrites sur les œuvres, d’autre part celles estimées en fonction de l’analyse stylistique. Nécessairement liées, ces questions se posent à travers une étude chronologique de certains croquis au pastel et leur relation avec l’œuvre graphique et peinte.
Parmi ces pastels quelques feuilles sont donc datées par Monet lui-même. Un pastel redécouvert tout récemment, Torrent et rochers dans la forêt (CM6VPP)2 porte sur la feuille la date de 1861 et la mention de premier pastel. C’est également le cas de Sainte-Adresse, vue sur Le Havre (cm5qwb) et Yport, les grottes (cm92nd), qui font également partie de ces premiers pastels datés3. Dans la série des études de ciel sur la plaine du pays de Caux qui regroupe treize pastels exécutés vraisemblablement vers 1868, deux feuillets, Après la pluie (CMPBIX) et Le Soir (CM0NA1), portent une date, 1868, en bas à gauche. Un autre pastel proche de la série est également daté de 1868 ; il s’agit de La Fermière et les vaches normandes (CM2E91). La correspondance de Monet apporte des précisions sur certaines dates de création. En effet, au moment où il vend ses dessins, Monet transmet à ses acquéreurs des informations complémentaires. Pour le pastel L’Estuaire de la Seine devant Harfleur , inscrit 78, il semble plus juste de le situer en 1868, comme le suggère Monet lui-même pour le Paysage, environs du Havre . Au moment où il offre le pastel en 1916, Monet revient sur la datation de 1878 qu’il avait apposée autrefois sur l’œuvre4.
À la première exposition dite impressionniste, organisée par Nadar (1820-1910) en 1874, l’artiste envoie douze œuvres, dont sept pastels, classés sous l’appellation de « Croquis » . Six pastels (nos 99-101) sont regroupés deux par deux, vraisemblablement présentés dans un même cadre, tandis que le septième est accroché séparément (no 102). L’absence de titre ne permet pas d’identifier les sujets de ces croquis, mais les paysages normands – études de ciel, coucher ou lever de soleil– représentent alors la très grande partie de la production de l’artiste. Sans doute faut-il y voir un hommage de Monet à son maître Eugène Boudin (1824-1898) qui en présente plusieurs à cette exposition 5. Monet est celui qui expose le plus grand nombre de dessins6 – après Boudin – et c’est la première fois de sa carrière qu’il montre ses œuvres graphiques en dehors de son atelier. Les premiers amateurs de la peinture de Monet auront alors pu admirer ces petits croquis d’une très belle facture colorée. Certains, comme l’industriel Victor Chocquet (1821-1891), le compositeur Emmanuel Chabrier (1841-1894), le médecin homéopathe Georges de Bellio (1828-1894) ou le baryton Jean-Baptiste Faure (1830-1914) vont particulièrement apprécier ces œuvres intimes qui viennent parfois compléter judicieusement les peintures de leur collection.
Dès février 1876, Victor Chocquet, un des premiers soutiens des impressionnistes, acquiert auprès de Monet le pastel Au large (cm2eiu) et un autre pastel (non identifié). Lors de la vente de sa collection à la galerie Georges Petit, en 1899, le catalogue mentionne trois pastels de l’artiste7. Le critique d’art Edmond Louis Duranty (1833-1880) qui soutient ouvertement la Nouvelle Peinture, exposée dans les galeries Durand-Ruel à Paris en 18768, se voit offrir par Monet un pastel, Bateaux de pêche (CM6VQA). De même, Chabrier, qui acquiert plusieurs œuvres de l’artiste lors de la quatrième Exposition impressionniste de 1879, reçoit un très beau pastel dédicacé, Honfleur, voiliers et vapeurs (CMLWB2). En 1900, le photographe Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910), est gratifié d’un pastel, Paysage, bord de la Seine, près de Jeufosse (cmjlzx), « à titre de sympathique souvenir » et en remerciement des épreuves « superbes ainsi que [d]es agrandissements » photographiques dont Monet et sa famille sont très satisfaits9. Lorsqu’il offre ses pastels, Monet prend un soin particulier à leur présentation, demandant à Paul Durand-Ruel (1831-1922) de les encadrer sous verre « avec marge et légère bordure en bois naturel à filet ; c’est pour faire un cadeau, et il faudrait que ce soit vivement fait »10. Cette attention montre bien l’importance que Monet leur porte. Ce sont bien souvent des cadeaux aux clients fidèles, aux amis et aussi à ses marchands Durand-Ruel11 et Dauberville12.
En 1916, afin de participer activement à l’effort de guerre, Monet décide d’offrir certains de ses pastels à des associations caritatives. Bien conscient que ce conflit va durer, Monet, prévoyant, souhaite conserver quelques feuillets afin d’honorer les nombreuses demandes. En fin d’année, il ne lui en reste que « fort peu, 15 à 20 tout au plus »13. À cette date, les pastels sont très recherchés par les collectionneurs au point que Durand-Ruel éprouve des difficultés à répondre aux sollicitations. En février 1917, le marchand parisien n’a qu’un pastel en stock, Étretat, falaise d’Aval, gros temps (CM0IE5), qu’il propose à un prix relativement élevé de 4 000 francs14. À la mort de Monet, ses pastels sont introuvables sur le marché. Beaucoup de feuilles sont conservées jalousement par les collectionneurs et ne ressortent qu’à l’occasion de successions.
Du vivant de Monet, quelques pastels intègrent les collections publiques. En 1922, l’artiste offre à Marcel Tendron dit Marc Elder (1884-1933), critique et historien d’art, premier président de la Société des amis du musée des Beaux-Arts de Nantes, deux études de ciel (CMCFKP et ), afin qu’il les offre à ce musée. La même année, le legs du collectionneur américain William P. Blake fait entrer deux pastels de l’artiste, La Valleuse, étude de soleil et Soleil couchant sur la mer (CMWX7W), dans les collections du musée de Boston aux États-Unis. Depuis, d’autres dons et legs ont permis de redécouvrir ces pastels. Aux États-Unis, le Metropolitan Museum of Art à New York (CMHMYX), le musée de Portland (CMN25R), le musée de Denver (CMPBIX), le National Gallery of Art de Washington D.C. (CMZEP5) ; en Allemagne, le musée Städel de Francfort (cmkau3) et le musée Von der Heydt de Wuppertal (CMZ9MF) ; en Suisse, le musée des Beaux-Arts de Berne (cmzaa9) et Hahnloser/Jaeggli Stiftung à Winterthur (CM4ZCZ) ; à Tokyo au Japon, le musée de Artizon (Fondation Ishibashi) (CM9HIF) et le National Museum of Western Art (cmt7xo) ; en Mexique, le musée Soumaya (CMOBVZ) ; en Israël, le musée Israël à Jérusalem (CMY842) ; aux Pays-Bas, le musée Boijmans-van Beuningen à Rotterdam (CMZ1CK) ; en Angleterre, l’Ashmolean Museum à Oxford (cmkfhc) ; en Écosse le National Galleries (CMOODJ) ; en France, le musée d’Orsay (CM15BM) et le musée Marmottan Monet (CM58B7, CM2JG5, cm9p3z, CMV0EZ) conservent un ou plusieurs de ces pastels. Ces vingt et un feuillets en collections publiques, qui représentent environ un cinquième de la production, demeurent toutefois peu accessibles et sont rarement montrés au public. Cette publication nous permet donc de redécouvrir ces œuvres fragiles, guère exposées ou même reproduites, peu étudiées dans leur ensemble et dans les circonstances de leur création. Ce catalogue raisonné des pastels de Monet est donc une étape importante dans la remise en perspective de ce corpus qui donnera certainement lieu à de nouvelles découvertes.
Ce pastel que nous n’avons pu examiner pourrait aussi bien représenter un paysage normand. ↩︎
Il fait partie du fichier des œuvres confisquées en 1944 et n’a pu être localisé. ↩︎
“Yport, les grottes (CM92ND) porte une inscription au verso : Yport, 1861. Claude Monet.” ↩︎
Claude Monet à Paul Desachy (sous-lieutenant à l’état-major de la 15e région, Marseille), 26 août 1916 : « J’ai été ravi de savoir que vous aviez gagné ce bien modeste pastel, qui ne peut être daté de 78, mais bien de 68, et qui a dû être fait en Normandie aux environs du Havre », dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne, La Bibliotèque des arts, 1985, p. 394, lettre 2191. ↩︎
Le catalogue mentionne aux numéros 20 et 21 quatre cadres présentant des études de ciel au pastel et deux cadres avec des études diverses. ↩︎
Plusieurs autres artistes, notamment Astruc, Bracquemond, Renoir, Morisot, Degas et Boudin, montrent des œuvres graphiques, principalement des aquarelles, des estampes et des pastels. ↩︎
Voir Victor Chocquet (1821–1891) dans le présent ouvrage. ↩︎
Edmond Louis Duranty, La Nouvelle Peinture. À propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel, Paris, 1876. ↩︎
Claude Monet à Nadar, 2 janvier 1900 : « Nous sommes enchantés. Tout le monde trouve les épreuves de moi superbes ainsi que les agrandissements […]. Vous recevrez ces jours-ci un croquis au pastel que j’ai fait mettre sous verre. Ce n’est qu’un simple croquis déjà un peu ancien, à titre de sympathique souvenir. », dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne, La Bibliotèque des arts, 1985, p. 340, lettre 1489. ↩︎
Claude Monet à Paul Durand-Ruel, 25 décembre 1899, dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne, La Bibliotèque des arts, 1985, p. 340, lettre 1485. ↩︎
Voir notice des CMV95S et CMKTVD. ↩︎
Voir CMXKK8. ↩︎
Claude Monet à un correspondant inconnu, 28 novembre 1916, dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. IV, Lausanne, La Bibliotèque des arts, 1985, p. 395, lettre 2204. ↩︎
Paul Durand-Ruel à M. Henry Manet, 8e Génie, Cie de Corps, 26 février 1917 : « Je viens vous dire que nous n’avons pas en ce moment de croquis par Monet, Sisley ou Pissarro… De Cl. Monet nous n’avons qu’un seul pastel “La Falaise d’Etretat” (dim. 21 × 40) prix 4000 f. », dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, t. V, New York, Wildenstein Institute, 1991, p. 219, pièce justificative 353. Il s’agit de l’œuvre Coucher de soleil (CMXKK8). ↩︎
Contenu
Contenu
Contenu additionnel